Escapade fougueuse

June 7, 2011

Solène est assise à la fenêtre en train de fumer. Je suis allongé sur le canapé/futon déplié en train de regarder une n-ième rediffusion du marathon Lord Of The Ring sur TNT depuis bientôt neuf heures, dont trois au moins occupées par des publicité. L’atmosphère est moite et je n’ose pas sortir mes pieds de sous la couette nue de peur de dégager une odeur trop rance. J’interpelle Solène qui regarde dehors, les yeux dans le vide “Je m’ennuie, on fait l’amour ?”. Elle attend trois secondes d’éternité avant de tourner la tête vers moi et m’envoie me faire foutre avec toute la force de ses paupières closes. Elle passe carrément de l’autre côté du rebord, sur l’escalier de secours et fait coulisser la vitre vers le bas pour ne plus m’entendre déblatérer mes conneries.

Le premier mois avait été une réussite. Objectivement. J’avais endossé mon rôle préféré, celui de guide qui prétend connaître tous les endroits les plus cool, les gens les plus intéressants et les évènements les plus branchés. Elle avait endossé le rôle de la fille la moins chiante du monde, surjouant l’émerveillement à mon plus grand plaisir. Et puis il y avait l’euphorie du moment, l’impression de transgression de l’ordre du monde d’avoir tout quitté comme ça, fougueusement. On est jeune on s’en fout, on peut tout faire, le monde est à nous, t’inquiète pas, on va bien trouver. On avait même poussé le vice de l’optimisme jusqu’à ne réserver que trois nuits d’hôtel pour les premiers jours, persuadés qu’il suffisait de ça pour trouver un logement un peu convenable. La barre de la convenabilité étant tacitement placée bien bas. Après tout, c’était l’aventure, et si on trouvait mieux ensuite, suffisait de changer. Et on avait trouvé. Un petit studio, à cinq blocs au nord du Park, 20 mètre carré, à peine, mais qui suffisaient largement. Et puis pas cher. Avec nos économies à tous les deux, on avait calculé qu’on pourrait y rester 6 mois.

La lettre du proprio sur la petite comode Ikéa est là pour rappeler que l’on doit notre cinquième mois de loyer, d’avance, comme convenu, avant la fin de la semaine. C’est l’instrument du choix. Le dilemme. Le pari de l’optimisme ou du pessimisme. Parce que la somme sur le compte que nous avons en commun avec Solène, notre seule source de subsistance, équivaut à quelques dollars près au prix d’un billet retour pour Paris. Et la fin de l’histoire. Le calcul de 6 mois d’économie, c’était évidemment en oubliant la frénésie dépensière du premier mois. Et surtout, à aucun moment il n’était envisagé de devoir payer pour rentrer. Pas tout de suite. Quelle idée ! Mais à 117 jours du début de l’aventure, la question se posait finalement.

Au 29ème jour - Solène avait pris pour habitude de tenir un petit carnet dans lequel elle consignait tout un tas de détails autant insignifiants qu’essentiels - nous avions rencontré Ashley et Joe, un couple du Connecticut, dans un bar où se produisait un groupe de rock indé. Lui travaillait dans la finance, elle mère d’une petite Philippa depuis quatre jours. Ils avaient l’air heureux. Elle de boire pour la première fois depuis neuf mois. Lui de la perspective de faire l’amour à nouveau. C’est lui qui me l’avait avoué alors que je l’accompagnais fumer sur le trottoir. En regardant passer les taxis, je l’écoutais me dire combien sa femme était bête, qu’elle lui avait interdit de la toucher dès le 6ème mois, de peur qu’il “n’abime” le bébé. Il avait envisagé de la tromper une fois mais n’avait pas eu la force de passer à l’acte. Il s’en voulait. Mais ne regrettait pas pour autant. “C’est la vie” qu’il avait dit en rentrant dans le bar.

“Viens, on va au cinéma”. Solène est réapparue et s’est postée entre moi et la pub Chevrolet criarde clâmant ses taux d’intérêt magiques. Elle presse l’interrupteur du téléviseur. Je demande ce qu’on va voir. “Un truc bien, j’en peux plus de regarder tes merdes.” J’enfile un jean taché, un t-shirt propre. On sort. Je claque la porte. On a oublié les clés à l’intérieur. Je dis qu’on s’en fout, on demandera aux voisins plus tard. De toute manière ils sont pas là, ils bossent, eux, la journée. Une fois sur le trottoir brûlant sous le soleil d’août, elle me demande dans quelle salle je veux aller. “Et ne me réponds pas ‘Je sais pas’ sinon je te casse la gueule”. Je hausse les épaule et je tire à pile ou face dans ma tête. “Lincoln Plaza, j’ai envie de marcher”.

Je ne sais plus quelle était la véritable cause de notre dispute du 43eme jour - Solène avait dessiné une tête de mort stylisée dans son carnet, surmontant mon nom et la mention “Sombre connard”. J’avais dû appeler Stéphanie en France pour qu’elle prévienne un de ses ex que nous n’avions encore jamais rencontré et qu’elle lui explique que je n’avais nulle part où dormir, juste pour une nuit. Ian habitait un loft avec vue sur la rivière. Il était resté discret, m’avait juste questionné sur Stéphanie, si elle était heureuse, ces choses-là. “I don’t know, I haven’t seen her that much lately, not as we used to”. Je l’avais remercié d’une bouteille de vin français puis j’avais marché jusqu’au studio. Frappé une fois. Solène m’avait ouvert. Silencieusement j’avais signifié “désolé”. Elle avait répliqué violemment “Allez rentre. Mais ferme ta gueule.” Je l’ai plaquée contre le mur, ma bouche contre la sienne. Elle s’est laissé faire.

Comme toujours quand je sors d’une séance de cinéma, je ne sais pas comment formuler mon appréciation d’un film. J’attends que l’autre lance une idée sur laquelle je pourrais rebondir. Elle ne semble pas disposée à le faire. Alors je propose qu’on aille se poser dans l’herbe du Park. Profiter des derniers rayons de soleil de la journée. Tête-bêche, on regarde passer les avions obligés d’esquiver l’espace aérien de l’île dans leurs descentes finales vers leurs tarmacs de destination. Je demande on fait quoi demain. Elle imite mon intonation de voix pour dire “Je sais pas”. Je lui dit “Pute”, elle me rétorque “Connard”, je demande “Tu m’aimes ?”, elle me répond “Ta gueule”. Je dis “on s’en fout, on va le payer ce loyer”.